LE NOUVEAU CHAOS FRANCAIS (3) : L’HIVER DE TOUTES LES MENACES

8/25/20258 min read

Ce troisième volet de la série française a été publié en décembre 2024. Il tentait de souligner l'absence de possibilité d'action réelle du premier ministre Bayrou, et surtout l'alourdissement des conséquences de la paralysie française sur la dérive européenne.

Contrairement à une sensation répandue, il ne s’est pas passé grand-chose en France durant les six derniers mois, entre les élections législatives et la fin de l’année. En tout cas, pas grand-chose de sérieux. Certes, le pays a connu un feu d’artifice peu courant de déclarations pétaradantes, d’annonces vides et de comédies involontaires, mais la situation fondamentale n’a pas changé. La France demeure toujours sans gouvernement effectif, dans une situation budgétaire calamiteuse, et avec une image interne et externe en déclin.

Comme indiqué dès juillet (voir précédents épisodes), en lançant et gérant une dissolution de l’Assemblée nationale en dépit du bon sens, Macron s’est d’abord dissout lui-même. Il l’a fait par incapacité de remédier à une crise budgétaire montante. Il a réussi, en plus, l’exploit de recréer une assemblée parlementaire éclatée typique de la IVème république. Cela bloque, dans le contexte, n’importe quelle solution réelle au défi budgétaire. Tout cela est devenu très apparent maintenant. La crédibilité du président continue à sombrer. La faille budgétaire continue de grandir. La noria des ministres et des chefs de groupes parlementaires devient incessante à l’Elysée.

Dans cette dégradation, l’irresponsabilité du président est loin de constituer un monopole. L’impasse procède aussi des jeux de plus en plus délétères du personnel politique, et du comportement de plus en plus tribal de nombreux électeurs (et non-électeurs). Les uns comme les autres adressent une marée constante de critiques à Macron sans avancer en réalité davantage de solutions réelles que lui.

Néanmoins, cela reste encore obscurci par les fautes persistantes du président. A commencer par sa volonté de rester, « quoi qu’il en coûte », sur le devant de la scène. A cela s’ajoutent encore des décisions peu intelligentes. Le choix d’un premier ministre LR pouvait se justifier, vu l’annonce initiale d’une neutralité par l’extrême-droite. Le choix de la personne constituait en revanche une erreur. Barnier possède une crédibilité budgétaire nulle, et une capacité de négociation très surestimée. (La « négociation » du Brexit constituait en réalité un processus balisé d’avance par les traités européens, très favorable à l’Union, et géré par une administration européenne très performante contre des gouvernements britanniques débiles. Rien de brillant là-dedans, mais les politiciens français, comme les autres, ne lisent plus leurs dossiers.)

Une fois Barnier éliminé, le choix d’un remplaçant au centre-gauche s’imposait, Cazeneuve constituait la meilleure offre. Très probablement, la gauche l’aurait en fin de compte éliminé (LFI ouvertement, et le PS sournoisement). L’option aurait au moins été levée, le président aurait donné l’apparence de l’impartialité, et la candidature Bayrou aurait alors eu plus de chance de survie.

Néanmoins, le cœur du président penche à droite, sur la fiscalité, sur le social, sur l’immigration. Par ailleurs, et surtout, le président entend conserver un pouvoir réel. Cazeneuve, qui le connaît depuis longtemps, et qui a exprimé des exigences précises à cet égard, constitue donc pour lui le plus mauvais candidat. Il a donc inversé les pas de danse. Il ne faut pas négliger la composante psychanalytique importante dans la crise actuelle. Elle explique la préférence systématique de Macron pour des premiers ministres demandeurs. Certes, Barnier déclarait mâlement : « je ne me suis pas roulé par terre pour devenir premier ministre » (Le Parisien, 15/11/24). Toutefois, cela semble la chose qu’il n’a pas faite dans ce but. « Le Monde » a bien décrit la cour longue et acharnée faite à Macron, visant aussi à trouver une place éligible pour son fils (Le Monde, 21/9/24). Quant à Bayrou, il semble avoir simplement menacé le président de se retirer de sa coalition faute d’être nommé : « un bras-de-fer surréaliste » pour les uns (Le Figaro, 13/12/24), un jeu parlementaire classique dans une coalition pour les autres. Malgré sa pétulance, on notera l’affaiblissement croissant du président, qui devient de plus en plus le Hamlet de l’Elysée.

En réalité, quasiment rien n’a changé entre les gouvernements Barnier et Bayrou. Leur socle parlementaire demeure identique, malgré la promesse de Bayrou d’un élargissement de ses soutiens. La dépendance implicite au RN demeure la même, comme l’indique l’élimination de Bertrand comme ministre suite à la pression de Le Pen. Le programme, pour ce qu’on en sait, a fort peu bougé (sauf pour le budget, où il est devenu encore plus mou). Le cabinet du premier ministre semble même largement resté en place. La seule différence réside dans les erreurs immédiates commises par Bayrou, qui le fragilisent encore davantage. Sa volonté de demeurer le maire de Pau. Son déplacement à grand prix vers le conseil municipal de cette ville, alors qu’il peine à former son gouvernement. Ses maladresses concernant la catastrophe de Mayotte.

Les fautes – nombreuses – des uns et des autres ne doivent toutefois pas masquer le rôle central de la composition de l’Assemblée dans l’approfondissement de la crise. Comme indiqué dès le début, le président puis les électeurs se sont coalisés pour élire une assemblée ingouvernable. Il faudrait un sursaut de civisme absolument extraordinaire pour compenser cette réalité incontournable. L’assemblée demeure éclatée, divisée en nombreux groupes et sous-groupes, et obsédée par des échéances électorales proches et inévitables. Tout le monde a ses exclusives, ses lignes rouges, et donc les combinaisons gouvernementales sont vouées à couler les unes après les autres. Ainsi, Bayrou aurait pu offrir davantage de concessions de programme aux partis de gauche, mais il aurait alors perdu des supports à droite et au centre. Cazeneuve aurait rencontré le même obstacle en sens inverse.

Dans pareil contexte, le gouvernement Bayrou devrait tomber comme le gouvernement Barnier. Ni la gauche, ni l’extrême-droite n’ont intérêt à couvrir une politique d’austérité, qui sera fort mal vue par leur électorat. Par ailleurs, et surtout, l’intérêt personnel de Mélanchon comme de Le Pen les pousse à provoquer autant que possible la vacuité du pouvoir. Le premier est menacé par son âge, la croissance de son impopularité, et une lente récupération du PS. La seconde est menacée d’inégibilité par son procès de détournement d’argent public. La crise française n’est pas terminée ; au contraire, elle commencera réellement à la chute de Bayrou.

Entretemps, ses conséquences deviennent plus lourdes et visibles. Sur le plan interne, l’inexistence d’un gouvernement opérationnel entraîne une dérive plus profonde du déficit budgétaire (et contribue à l’affaiblissement de la croissance). Sur le plan externe, elle réduit le poids de la France dans les débats européens, et contribue à l’affaissement de l’Europe, également affaiblie par le désordre politique en Allemagne.

La réside sans doute la conséquence la plus dangereuse de la dissolution macronienne. L’Union européenne entre dans une très mauvaise passe. La compétitivité européenne a dangereusement décliné (comme l’illustre bien le rapport Draghi). Le dépassement numérique s’accroît. La mise en œuvre des nouvelles règles budgétaires va provoquer des conflits. Le redressement des capacités militaires a à peine commencé. La menace d’un effondrement ukrainien devient plus évidente. Et l’Europe se trouve prise en étau pour gérer tout cela entre Poutine, Trump, et la Chine.

L’influence française dans ces dossiers décline déjà rapidement. Ainsi, Macron, soumis à un chantage de von der Leyen, a liquidé Breton (un candidat pourtant très compétent). Il l’a fait pour obtenir un portefeuille important pour Sejourné (et a été manipulé, comme on pouvait s’y attendre). Maintenant, von der Leyen a imposé la signature de l’accord avec le Mercosur (afin comme d’habitude de privilégier les intérêts industriels allemands). On peut s’attendre à d’autres épisodes de ce genre dans l’année.

En effet, le gouvernement Bayrou, ressemblant comme deux gouttes d’eau au gouvernement Barnier, ne saura pas gérer grand-chose, et doit s’attendre au même sort. Le premier ministre, ayant fait le plein des soutiens à droite, va tenter d’arracher de nouveaux soutiens à gauche (d’où ses bruits généraux et brumeux concernant un nouveau débat sur les pensions). Néanmoins, il ne peut rien offrir de sérieux à gauche sans perdre des soutiens à droite. (Le malaise s’aperçoit déjà à la technique, innovatrice mais sans doute inefficace, de recruter d’anciens transfuges du PS pour attirer les votes PS).

Tôt ou tard, gauche et extrême-droite, non associées à la gestion du pays, s’estimeront obligées de voter la censure, ne serait-ce que pour plaire à un électorat qu’elles entretiennent dans ses illusions. Le président fait de son mieux pour contribuer à ce résultat, en continuant à se présenter comme un acteur actif (voir son allocution de nouvelle année soulignant sa veille personnelle). Chaque fois qu’il ouvre la bouche, il affaiblit le gouvernement. Néanmoins, la paralysie actuelle ne résulte pas seulement d’une assemblée ingouvernable, mais aussi d’une lâcheté générale des dirigeants de tous partis face au déficit et à la dette. (Le gouvernement Bayrou a d’ailleurs déjà réduit les objectifs budgétaires, déjà modestes, du gouvernement Barnier). Tous les caciques ont leurs exigences pour leur électorat sectoriel, aucun ne présente une stratégie globale pour sortir de la crise. Il faudrait à la France un nouveau Delors ou un nouveau Barre, pour une grande session d’économie collective. Force est de constater qu’ils courent encore moins les rues que naguère.

Comme indiqué dès juillet 2024, les conséquences de la dissolution seront désastreuses, mais elles ne se révèleront que de façon progressive. Déjà plus apparentes après 6 mois, elles le deviendront encore bien davantage après 12. Notamment parce que la configuration politique actuelle rend impossible un programme d’austérité sérieux avant une grosse crise financière. On ne l’a pas encore atteinte, mais on y parviendra. Et elle posera des problèmes considérables au niveau européen. Il ne faut pas sous-estimer l’impact du fait que, pour la première fois depuis la création des Communautés européennes, la France est la lanterne rouge du déficit budgétaire en Europe.

Dans cette perspective, un danger devrait concentrer l’attention de toute la classe politique française (et européenne). Si de nouvelles élections apparaissent inévitables, rien ne dit qu’elles amélioreront la situation. Imaginons une élection présidentielle anticipée. Avec une gauche très fracturée, les espoirs sont à l’extrême-droite et à droite. Sur la base des derniers scores de 2024, Le Pen constitue un vainqueur possible. Toutefois, en admettant qu’elle dispose d’un droit de dissolution, rien ne dit qu’elle obtiendra une majorité parlementaire, bien au contraire. Un autre vainqueur possible demeure Philippe, mais de même rien ne garantit qu’il obtiendra une majorité parlementaire (même alors, il rencontrera vite un problème de légitimité, eu égard à la faiblesse de ses votes). Imaginons de nouvelles élections législatives (sans doute inévitables). Rien ne garantit qu’elle donneront une composition fort différente à l’assemblée nationale.

Réduire ce danger devrait constituer l’objectif de tous. En synthèse, l’impasse actuelle pourrait bien résulter non pas d’une aberration, mais d’un glissement structurel des électorats. Si cette hypothèse devait se vérifier, la crise financière deviendrait alors le détonateur d’une crise de régime. Aussi, certaines réformes structurelles (à commencer par celle du système électoral) devraient être examinées avec un œil nouveau, mais ceci est une autre histoire.