LE NOUVEAU CHAOS FRANCAIS (2) : L’ÉTÉ DE TOUTES LES SOTTISES
Cet article fut publié à la fin août 2024. Davantage que le premier, il insiste sur les fautes stratégiques de Macron après la dissolution, dans l'espoir (tout à fait vain) que ce dernier allait au moins essayer d'y mettre un terme.
La crise française va contribuer à la crise européenne. Il convient donc d'en comprendre les ressorts cachés. Après un premier commentaire sur "l'élection des défaites", en voici un deuxième sur les sottises de l'été. On éprouve de la pitié pour les électeurs français tant ils ont été abreuvés par des cataractes d'inepties depuis les élections législatives. Pour le comprendre, il convient de rappeler rapidement les bases de la Constitution de 1958.
1. UN DENI GENERAL DU CADRE CONSTITUTIONNEL
En 1958, le général de Gaulle et Michel Debré ont voulu élaborer un système original visant à remédier à l'instabilité politique chronique de la IIIeme et de la IVeme Républiques. À cette fin, le président comme le gouvernement ont été dotés de pouvoirs renforcés. Cela n’empêche pas qu’un gouvernement ne peut survivre sans le soutien, ou au moins la tolérance du Parlement (ou plus précisément de l’Assemblée nationale). Encore celle-ci doit-elle passer par des mécanismes contraignants. A la racine, le régime demeure donc parlementaire, mais avec des protections renforcées pour l’exécutif. D’où la qualification de parlementarisme rationalisé.
Toutefois, cette réalité a longtemps été négligée en raison de divers facteurs politiques. Le président a disposé d’un grand poids parce qu’il contrôlait souvent le parti dominant. Les élections parlementaires ont ramené en général une majorité au parti présidentiel. Le président, surtout dans la période du général de Gaulle, bénéficiait d’un prestige considérable (ce qui explique sa vision biaisée de la Constitution donnée dans une célèbre conférence de presse de 1964). Les périodes de cohabitation (1986-88, 1993-95, 1997-2002) ont néanmoins rappelé de temps à autre la clé de voûte du système. On ne peut gouverner efficacement sans majorité parlementaire.
Ces périodes de cohabitation ont produit une deuxième variante du régime politique. Elle demeurait toutefois simple, car les élections avaient dégagé une majorité alternative claire. Le charme vénéneux de la période actuelle réside dans sa complète novation. Pour la première fois depuis 1958, l’Assemblée, comme l’opinion publique, se retrouve partagée entre trois blocs dont aucune ne possède la majorité, même de loin. (Comiquement, tout le monde invoque pour sa chapelle « le vœu des électeurs », en oubliant qu’il a été totalement fracturé). En plus, ces blocs ne se supportent guère, et deux d’entre eux souffrent de conflits internes. Le contexte idéal pour tester au maximum la résistance du parlementarisme rationalisé. Ceci va devenir un paradis pour les constitutionnalistes, et un enfer pour tous les autres.
La clé de voûte du système demeure donc la majorité parlementaire. Non pas n’importe quelle majorité relative, mais la majorité absolue. Soit un seuil de 289 voix sur une assemblée de 577 sièges. On peut survivre en-dessous de ce seuil, mais de façon malaisée, comme l’a montré l’expérience du gouvernement Borne (il y a toujours quelques mauvais coucheurs et quelques malades dans la majorité). Survivre n’est pas gouverner. Cela devient spécialement le cas maintenant. Le déficit public atteint quelque 5% du PNB, et les normes européennes imposent de le réduire, ce qui requiert nombre de réformes, en général douloureuses.
Or, à peu près aucun représentant politique n’a tiré les conclusions correctes de la situation après les élections. La déclaration de Mélenchon fut la plus immédiate, la plus aberrante, la plus représentative aussi. « La parole donnée sera respectée. Le NFP n’appliquera que son programme, mais tout son programme ». Cela n’a aucun sens d’affirmer simultanément qu’on ne dispose d’aucune majorité, mais qu’on entend appliquer tout son programme. On notera, en plus, le venin de l’introduction, suggérant que tout opposant à cette idée serait un traître.
L’approche n’est pas très différente dans d’autres camps, même si elle s’exprime avec moins d’arrogance apparente. Quand Wauquiez et Retailleau présentent leur « programme d’urgence », ils indiquent que la droite est prête à voter ses propositions… et donc pas celles des autres. Et Macron ne dit pas grand-chose d’autre quand il réclame d’un futur gouvernement qu’il préserve « ses acquis », au premier rang desquels la réforme des pensions.
Toutes ces déclarations constituent un déni de réalité. Un gouvernement doit reposer sur le soutien d’une majorité parlementaire, et donc dans le cas présent d’une coalition. Qu’il s’agisse d’un gouvernement technique ou non ne change rien. En conséquence, la seule conclusion claire est que, pour composer une coalition, chaque camp devrait plus ou moins abandonner la moitié de son programme et accepter la moitié de celui d’en face. (Seul Glucksmann a indiqué cette nécessité de grands compromis dès le départ.)
Le même déni de réalité frappe le débat sur la nomination du premier ministre. Ici encore, la gauche se montre la plus délirante, vociférant du haut de son tiers des sièges. D’entrée de jeu, LFI réclame le premier ministre non seulement pour la gauche, mais pour elle-même. Après des semaines de palabres, les quatre groupes de gauche finissent par désigner comme leur candidate Mme Castets. Pour affronter un contexte suprêmement difficile à la fois sur le plan politique et financier, ils ne trouvent rien de mieux qu’une personne de 37 ans, totalement dépourvue d’expérience ministérielle ou même parlementaire. Le général de Gaulle aurait éclaté de rire, car elle incarne merveilleusement l’acharnement des partis, laissés libres, à se soucier d’abord de leurs intérêts avant ceux de l’Etat.
On ne peut ici enfiler toutes les perles de l’été. Mentionnons juste le meilleur. Mme Castets se proclame « prête ». Elle compense au moins son fort manque d’expérience par une forte assurance. Aussi dénonce-t-elle aussi « l’inconséquence du président de la République », en lui demandant « de prendre ses responsabilités et de (la) nommer première ministre ». Sinon, il y a « déni de démocratie ». (Le Figaro, 24/07/24). LFI va plus loin encore, par la voix de Mélenchon et annonce le lancement d’une procédure en révocation du président pour « coup de force institutionnel contre la démocratie », suite à son refus de nommer Mme Castets (La tribune dimanche, 16/8/24).
Les dirigeants de la gauche n’arrêtent pas de clamer qu’ils ont seuls la légitimité pour désigner le premier ministre. Or, c’est faux. Selon la Constitution, le président nomme le premier ministre. Certes, en 1986, 1993 et 1997, le président a nommé le candidat choisi par son opposition. Néanmoins, dans les trois cas, cette opposition avait d’abord obtenu une claire majorité. Ici, la situation est tout à fait inverse : il n’existe aucune majorité. Les mêmes dirigeants évoquent même le cas de Mac-Mahon, président de la IIIème République naguère forcé à la résignation en 1879. Toutefois, le même argument prévalait. Mac-Mahon s’était opposé à une opposition de gauche majoritaire reconduite par l’élection. A cela s’ajoute un deuxième élément majeur que tous ces ténors actuels oublient (mais ils font probablement rédiger leurs éléments de langage par leur communiquant, qui lui-même utilise ChatGPT) : la Constitution de 1875 conférait nettement moins de pouvoirs au président que celle de 1958.
Pour en revenir à la situation actuelle, la gauche se réfugie dans des discours infantiles pour masquer ses fissures internes. Il suffit d’imaginer un instant ce qui se passerait si le RN avait 180 sièges et la gauche 140. La gauche crierait-elle pour qu’on nomme Bardella premier ministre ? On en doute. Sa pratique antérieure le confirme d’ailleurs. En 2022, le gouvernement Borne s’appuyait sur une majorité relative, mais nettement plus large (249 sièges). Elle n’a pourtant pas arrêté de contester sa légitimité démocratique. D’ailleurs, quand un président a-t-il désigné un premier ministre disposant seulement du soutien d’un tiers des députés ? Jamais.
L’outrance devient parfois surréelle. Ainsi, selon Mme Tondelier, « Macron teste des noms parce que c'est un pervers ». « Il prend des noms dont il sait que cela ne marchera pas » (France Info, 5/9/2024). Pourtant, Vincent Auriol faisait exactement la même chose sous la IVème République, et Raymond Poincaré sous la IIIème. Doivent-ils aussi être considérés comme des pervers ?
En somme, les partis de gauche font beaucoup de pétard pour masquer que leur coalition est profondément fissurée et ne peut pas s’entendre sur grand-chose. Le choix de Castets, relativement nouvelle et indéfinie, jetait un voile pudique sur cette réalité, qui aurait resurgi brutalement dès la composition du gouvernement Castets et de son programme. Même le PS seul n’est pas parvenu à s’entendre sur la candidature de M. Cazeneuve. Dès lors, il vaut mieux crier au « hold-up démocratique », comme Mme Hautain, ou au « vol du vote des Français » comme M. Bompard, ou « Macron a dissout la démocratie », comme Mme Aubry. Tous ces joyeux drilles continuent à vivre dans un univers parallèle. Cela leur permet d’oublier deux faits fondamentaux. D’une part, deux tiers des Français n’ont pas voté pour eux. D’autre part, respecter la démocratie exige d’abord de respecter la Constitution, laquelle requiert d’obtenir la majorité parlementaire, et donc dans leur cas de conclure une alliance à leur droite.
Il y a un jeu fort dangereux à diaboliser dans la population le président Macron en l’accusant de détourner la démocratie (ce qui va renforcer plus tard l’extrême-droite). Il existe suffisamment de reproches réels à lui faire pour ne pas en inventer d’imaginaires. Le président a raison lorsqu’il invoque son devoir de veiller à la stabilité des institutions. A quoi servirait de nommer un gouvernement Castets tout à fait minoritaire torpillé immédiatement par une motion de censure, sinon à ajouter du désordre au désordre ? Personne, en plus, ne prête la moindre attention au coup financier de pareille opération.
Cela dit, les autres regroupements politiques émettent tout autant d’exclusives, même s’ils le font de manière moins pétaradante. Là réside d’ailleurs la principale raison des nombreuses semaines requises pour nommer un premier ministre. Conséquence inévitable, encore une fois, d’une assemblée nationale partagée entre trois blocs plus ou moins égaux. Michel Barnier est simplement le premier candidat apparu qui bénéficie du soutien d’un camp (centre droite), et qui bénéficie au moins de la neutralité temporaire d’un autre (extrême-droite).
2. UN DENI GENERAL DE LA CRISE BUDGETAIRE
Depuis l’élection, la classe politique a discuté beaucoup des personnes, fort peu du programme (sinon en termes généraux) et pas du tout de la crise budgétaire. Mieux, ici aussi, les exclusives se sont multipliées. La gauche réclame des accroissements de dépenses, la droite et l’extrême-droite la non augmentation des impôts, faute de quoi elles retireront leur confiance au gouvernement.
Cependant, dans ce grand théâtre, Bruno Lemaire a soudain fait entendre une musique dissonante, en annonçant avec une modestie inusitée que le déficit, annoncé à -5,1% du PNB, passerait en réalité à -5,6 %. Une annonce fort peu commentée, alors que la France recevra ainsi la médaille d’or des déficits publics parmi les 27 Etats membres de l’Union européenne. Le trou budgétaire a en réalité atteint une telle profondeur qu’il sera impossible à résorber sans à la fois réduire les dépenses et augmenter les impôts. Mais, encore une fois, la classe politique préfère les présentations simplettes et les invectives à la réalité.
Pourtant, l’impasse budgétaire explique pour une bonne partie la dissolution, qui permet ainsi une grande rupture et un basculement ministériel. Ainsi, cela présente l’immense avantage de diluer la responsabilité centrale de Macron et Lemaire dans la détérioration des finances publiques.
3. LE PRESIDENT CONTINUE A S’ENFONCER
La recherche d’une solution stable n’a pas empêché Macron de commettre d’autres erreurs depuis les élections. La première consiste à avoir instauré une pause politique pendant les jeux olympiques. Au vu de la durée prévisible des négociations, les ouvrir plus tôt n’aurait en rien diminué la capacité du gouvernement sortant de gérer les jeux. Par ailleurs, rien dans la Constitution ne donne priorité au culte de l’image sur la stabilité de l’Etat. Un retard important a été pris. Il a déjà stimulé les manœuvres des appareils politiques. Il compliquera plus tard la procédure budgétaire (et un premier report a déjà dû être demandé aux autorités européennes à cet égard).
La deuxième erreur, plus grave, consiste à affirmer que, en fin de compte, personne n’a gagné les élections. Comme nous l’avons signalé en juin, si tout le monde a perdu, ce n’est pas du tout de la même manière. La gauche comme l’extrême-droite n’ont pas obtenu une majorité, mais en revanche ont obtenu un substantiel accroissement de leurs élus. Le président, lui, a perdu sa majorité relative, de nombreux sièges, et même la considération de nombreux parlementaires de son camp.
Il se trouve en réalité plus affaibli que Mitterrand en 1986 ou Chirac en 1997. L’un comme l’autre faisait face à une majorité hostile à l’Assemblée nationale. Au moins contrôlaient-ils leur parti, qui conservait une forte représentation parlementaire. Ce n’est pas le cas de Macron. Ses soutiens sont nettement plus petits. Ils comprennent trois formations différentes, et trois ténors (Philippe, Darmanin et Attal) y préparent déjà sa succession. C’est sa représentation parlementaire exagérée qui donne à Macron une idée exagérée de sa force. Son grand avantage est que ses opposants se partagent à peu près exactement entre gauche et extrême-droite, ce qui affaiblit la leur. Sa popularité a toutefois beaucoup décliné, et le débat budgétaire relancera vite ce processus.
La troisième erreur, la plus fondamentale, consiste à vouloir demeurer au centre du jeu, et à l’exhiber sans la moindre retenue. (Encore une fois, il suffit de penser à Mitterrand et Chirac après leur échec législatif). Le président semble toujours ne pas comprendre l’étendue du séisme qu’il a provoqué. Après cela, au moins quelques mois de discrétion et de modestie s’imposeraient. Il en semble congénitalement incapable. La première conséquence est de renforcer ses critiques. La seconde est d’affaiblir son parti et son nouveau premier ministre. En synthèse, son comportement rend encore plus probable une crise encore plus profonde.
4. EN ROUTE VERS UNE NOUVELLE CRISE
En 1815, le gouvernement Talleyrand avait réussi à susciter « une chambre introuvable », selon le mot de Louis XVIII. Ici, il convient plutôt de parler d’ « une chambre ingouvernable ». Comme expliqué déjà en juin, une assemblée composée de trois blocs plus ou moins égaux, dont deux hétérogènes, et qui ne se supportent pas, n’a pas vocation à fonctionner. La présence d’un énorme iceberg budgétaire complique encore les choses. De façon mécanique, gouverner consiste alors toujours à annoncer des mauvaises nouvelles. Enfin, le raccourcissement des échéances électorales aggrave encore la situation. On pratique peu les ajustements budgétaires avant les élections. Ces facteurs rendent extrêmement probable une nouvelle dissolution à l’été 2025. En l’absence d’un résultat stabilisant, une élection présidentielle anticipée deviendra même probable. Dans pareil contexte, la méfiance des partis, comme l’ambition des individus, deviennent exacerbées.
Cela explique l’issue des palabres de l’été. Le bloc gauche est extrêmement hétérogène. D’où les bagarres incessantes de ses membres, et leur large paralysie. Le bloc extrême-droite est en revanche très homogène. D’où sa capacité d’agir et de conclure certains compromis (à commencer par le soutien temporaire de Barnier). Quant au bloc du centre et de la droite, il est surtout animé par le choc des ambitions personnelles renforcées. La dissolution lancée avec jubilation par Macron a surtout été la dissolution de Macron. Elle rapproche la perspective de son remplacement. Philippe se positionne par crainte d’être effacé par la montée de la nouvelle génération. Attal convoite un maximum de postes. Darmanin tente de surnager. Wauquiez rejette toutes les solutions susceptibles de lui faire de l’ombre. L’élection présidentielle se dresse déjà à l’horizon.
Le paradoxe de la situation consiste à rendre les compromis à la fois indispensables et presque impossibles. La France risque donc de traverser une crise profonde, qui va secouer son économie, et peut-être même son régime politique. Michel Barnier a grand intérêt à acquérir un microscope, qui lui permettra d’apercevoir, peut-être, son état de grâce.

