LE NOUVEAU CHAOS FRANCAIS (1) : L'ELECTION DE TOUTES LES DEFAITES

Les conséquences de la dissolution de juin 2024 pour la France, et surtout l'Europe

8/26/20257 min read

Ce commentaire a été publié en juin 2024, juste après la dissolution de l'Assemblée nationale en France et les élections. Il annonçait la profonde crise dans laquelle le président Macron avait engagé son pays et (point souvent sous-estimé) l'Europe.

En lançant des élections législatives instantanées le 9 juin, le président Macron a-t-il été stupide ou machiavélique ? Toutes les interprétations circulent. Pour s’y retrouver, il convient de s’en tenir aux faits. La conclusion devient alors fort surprenante.

Sur le plan constitutionnel, la dissolution de l’Assemblée Nationale constitue une arme puissante, mais cette puissance procède encore plus de sa menace que de son exercice. En effet, Il s’agit aussi d’une arme lourde et dangereuse à manipuler. Cela explique sa faible utilisation depuis 1958. La dissolution vise par principe à résoudre un conflit, ou une crise. En 1962, le gouvernement Pompidou avait été mis en minorité. En 1968, il avait été ébranlé par de multiples émeutes et grèves. En 1981 et 1988, il s’agissait aussi d’un conflit, entre une majorité parlementaire ancienne et une majorité présidentielle nouvelle suite aux élections de Mitterrand.

Le contre-exemple demeure la dissolution de 1997 par Chirac. Il n’y avait pas de crise à trancher, et le public l’identifia correctement comme une tactique politicienne. La gauche, surprise certes, s’organisa avec rapidité, gagna les élections, et installa le gouvernement Jospin pour cinq ans.

Ce simple rappel montre que la dissolution de 2024, juste après avoir perdu les élections européennes, devait fatalement apparaître comme une autre manœuvre politicienne. D’autres facteurs ont même accru cette perception. La durée de la campagne a été réduite de façon tout à fait ridicule, pour empêcher les candidats et le public de débattre, comme si la France n’avait pas de défis à affronter. Le très lourd déficit public n’a guère été évoqué. De même, l’Europe, essentielle pour l’avenir des Français, n’a pas été mentionnée.

Sur le plan politique, l’erreur présidentielle apparaît encore plus grande. L’élection européenne avait marqué un effondrement du parti présidentiel, et une émergence massive de l’extrême-droite. Organiser tout de suite après les élections législatives offrait un incitant maximal au public de répéter ce vote, spécialement si la gauche ne parvenait pas à organiser un cartel. En clair, et là résidait la divine surprise de Marine Le Pen, si le président avait voulu provoquer le succès de l’extrême-droite, il n’aurait pu mieux faire. D’où les accusations de machiavélisme, selon lesquelles, par exemple, Macron entendait provoquer une cohabitation avec le RN.

Pareilles accusations demeurent toutefois difficiles à croire. Pour comprendre le (très mauvais) calcul présidentiel, il faut, à notre avis, partir de l’impasse budgétaire complète de la France, pas assez soulignée. La remontée des taux d’intérêt et la remise en œuvre du pacte européen de stabilité vont placer le gouvernement français dans une position très douloureuse. Anticipant une plus grande marée d’impopularité encore, le président a préféré prendre les devants. Tout cela demeure une stratégie de peur : il s’agit au fond de déclencher un incendie pour en prévenir un plus important peu après.

Croyant plus que jamais à la magie de sa voix, Macron a voulu replacer encore une fois les électeurs devant le choix de 2017 et 2022 : moi ou Le Pen. D’où l’extrême accélération, pour ne pas laisser à la gauche le temps de former un cartel. D’où aussi les attaques incessantes contre la gauche jusqu’au premier tour. Malheureusement pour lui, la gauche a quand même pu former ce cartel. Cela aussi pouvait se prévoir. Giscard et Chirac l’avaient réussi en 1988, et Jospin en 1997. Le président a ainsi accompli l’exploit de travailler pour l’extrême-droite, puis la gauche, et en même temps de saigner sa propre majorité. Réalisant tardivement son erreur, il n’a pu faire autrement que renverser tout à fait la vapeur, et plaider contre le RN pendant la semaine du second tour, afin d’éviter sa majorité absolue.

Les conséquences de ce cirque apparaissent inéluctables. Elles étaient d’ailleurs largement prévisibles (mais le président, de plus en plus muré dans le bunker de l’Elysée, n’écoute plus grand-monde). D’abord, ce charivari renforce tous les adversaires du président. Ensuite, il rend la France bien plus ingouvernable à l’orée d’une crise financière en gestation. Enfin, il provoque aussi des impacts négatifs en Europe. Le continent entre dans une époque très difficile, fait à la fois de déficits de la compétitivité et des budgets, de la déstabilisation des Etats-Unis, du pourrissement de la guerre en Ukraine, et de conflits grandissants sur la transition énergétique. La déstabilisation interne de la France va l’affaiblir sur le plan international, à un moment tout à fait crucial. Le dommage pour l’Europe sera d’autant plus grand que le gouvernement allemand traverse, lui aussi, une brutale perte de crédibilité (aux élections européennes, ses partis ne représentaient plus que 30 % des voix, et ont tous été dépassés par les néo-nazis).

Et ce désordre, surtout, risque d’être durable. Là réside le vrai défi. Le président, en effet, a réussi l’impossible. Il a recréé la IVème république au milieu de la Vème. De Jupiter à René Coty, il n’y a qu’un (faux) pas. Il a tiré d’un système électoral conçu pour garantir au maximum un gouvernement large et stable une assemblée nationale totalement éclatée et instable. Non seulement elle se trouve divisée en trois blocs presque égaux et peu compatibles, mais deux de ces blocs sont eux-mêmes divisés. La première conséquence de cette dissolution bâclée est donc d’en annoncer une nouvelle, ce qui va compliquer toutes les négociations à venir.

Tout le monde dans cette élection a perdu. Le RN la perspective d’un gouvernement, le NFP la perspective d’une majorité, le centre 80 parlementaires, la droite 30. Le président, lui, a perdu toute crédibilité, en ce compris dans ses propres troupes (réduites à le supplier de se taire dans les médias et de ne pas apparaître sur les affiches). Surtout, la France et l’Europe ont perdu.

Certes, on ne peut reprocher à Macron la division de la France en trois blocs, reflet d’une évolution structurelle en Europe. En revanche, on peut lui reprocher d’avoir réussi à aggraver le problème au maximum. La montée de la dette et du déficit publics se poursuit. Comment l’affronter maintenant avec des partis chargés de promesses irresponsables, une assemblée qui se sait condamnée, deux candidats extrêmes aboyant au maximum pour préparer les élections de 2027, et un président en qui plus personne n’a confiance ? Beaucoup partent de l’idée qu’une coalition inusitée va se constituer. C’est oublier qu’un pareil contexte multiplie précisément les incitants à ne pas la faire, surtout avec un président qui demeure détesté (même si une partie de cette détestation procède plus de la pathologie du public que de la sienne). On conduit difficilement l’austérité sur un triple verglas.

Tout le monde songe déjà aux prochaines élections. Dans cette perspective, il est bon de souvenir que l’écrasement du RN procède surtout de la magie du scrutin majoritaire à deux tours. En moyenne, un siège RN pèse quelque 61.000 voix et un siège Ensemble 38.000. Si le FNP a gagné le plus de sièges, il a en réalité perdu des voix entre les deux tours. Pour prendre une comparaison récente, Bardella a ramassé en pourcentage au premier tour plus de voix que Starmer au Royaume-Uni (ce qui a valu à ce dernier une majorité de 89 sièges…). Sous la plage, les pavés.

Qu’auraient fait de vieux renards comme Pompidou ou Mitterrand ? Ils auraient lancé le débat budgétaire, développé la conscience du problème dans le public, vu se lever une montée des taux d’intérêt, et attendu les motions de censure. Quels qu’eussent été les résultats, les responsabilités se seraient avérées plus claires. Par ailleurs, le centre aurait eu plus de chances de survie, la gauche raisonnable plus de chances de dégonfler LFI, et le RN plus de chances d’étaler son monumental amateurisme. Maintenant, on a droit aux éructations de Le Pen et Mélenchon, prônant des programmes dignes d’une quatrième dimension où toute contrainte financière a disparu. Il y a dans la politique une fonction essentielle de pédagogie, et Macron a cette fois complètement failli dans son rôle.

« Le pouvoir corrompt », disait Acton. C’est spécialement le cas dans cet âge de narcissisme et d’opportunisme forcenés. Le Macron de 2024 a peu à voir avec celui de 2017. De plus en plus, il évoque un Sarkozy policé, qui aurait au moins appris la politesse et lu « la princesse de Clèves ». Pour le reste, même obsession de soi-même, même mépris pour ses ministres, même dédain pour les institutions et la légalité, et même passion pour les coups médiatiques au détriment de la stratégie. Plus que jamais, le président est un cerveau fissuré par un égo. Ce qui l’a amené ici, pour répondre à la question initiale, à sombrer dans un machiavélisme stupide que le pays, et le continent, vont payer bien plus longtemps qu’on le croit. Si Macron songe encore à réformer la France et l’Europe, il ferait bien de commencer par lui-même.